Il est de bon ton de distinguer leadership et management, en exposant des tableaux à 2 colonnes. Dans la première, un profil visionnaire et brillant : c'est évidemment le leader. Il côtoie, dans la seconde colonne, un profil borné et exécutant : c'est le manager. Le schéma tendrait à prouver que le management se concentre sur l'exécution du travail dans les délais, les limites du budget et des objectifs (la meilleure exécution possible), tandis que le leadership est concerné par le changement et l'innovation. C'est facile à comprendre, c'est vrai quant à la distribution des caractéristiques de chaque concept mais c'est inexact dans l'application que l'idée suppose. Si leadership et management sont effectivement deux notions différentes, elles se complètent dans le même acteur. Pour être plus précis, la part du leadership augmente avec la progression de l'acteur dans la hiérarchie. Mais elle n'est pas négligeable dès les premiers niveaux de management. C'est ce que montre ce papier.
Les entreprises reposent sur un équilibre délicat entre exploration (c'est à dire nouveaux marchés, innovation, changement, essais/erreurs) et exploitation (rentabilité obtenue par les processus, la répétition, la maîtrise du connu 1), donc entre leaders et managers. Mais dans le monde VICA (Volatile, Incertain, Complexe, Ambigü), cette distinction traditionnelle est de plus en plus floue. Prenons le cas des managers. Dans un environnement volatil, les conditions peuvent changer rapidement et de manière inattendue. Par ex. pendant la pandémie de COVID-19, les entreprises ont été confrontées à des perturbations sans précédent. Les managers qui ont fait preuve de leadership ont été capables de réorienter les opérations, de mettre en œuvre des stratégies de travail à distance et de maintenir le moral de l'équipe malgré le chaos. Cela impliquait non seulement de gérer les tâches, mais aussi d'inspirer et de guider l'équipe dans l'incertitude. Prenons le cas des leaders. Par ex. un responsable de la chaîne d'approvisionnement mondiale ("supply chain" diraient les français) dans une entreprise multinationale doit diriger des équipes inter-fonctionnelles dans différentes zones géographiques. Cela implique de comprendre et d’intégrer la logique globale et les différents métiers de la chaîne en question, les diverses dynamiques de marché local, environnements réglementaires et nuances culturelles pour garantir des opérations fluides. Il ne suffit donc pas qu'un leader sache ce qu'il faut faire, encore faut-il qu'il soit en capacité de le faire faire. Les managers doivent intégrer des qualités de leadership dans leurs rôles et les leaders doivent garantir une action efficace s'ils ne veulent pas être juste perçus comme de beaux parleurs.
Dès les premiers niveaux de management
Le management se dope au leadership au fur et à mesure de la progression dans la hiérarchie. Au début de sa carrière, le collaborateur a été reconnu et récompensé pour sa capacité à assumer une mission et à l'exécuter avec succès. Jusqu’à présent, il a eu besoin de peu d’aide. Il a d'abord été un exécutant exceptionnel puis un expert qui a émergé en tant que référent informel dans son équipe ("quand tu ne sais pas, tu demandes à XX"). Sa réussite est presque entièrement liée à sa capacité technique à accomplir le travail. Il est alors souvent sélectionné pour un poste de manager de premier niveau (voir ICI mes réserves à cet égard). S'il a été bien choisi, il comprend vite qu'il s'agit d'une responsabilité qui lui est totalement étrangère : accomplir plus que ce qu’il peut faire seul et travailler en étroite collaboration avec les autres. Il apprend ainsi la valeur des relations et comment les utiliser. S'il intègre que le travail d'équipe est essentiel pour obtenir des résultats significatifs à long terme, il utilisera les forces des autres pour démultiplier les siennes… sans pour autant imposer systématiquement ses propres standards. Il s'investit dans la connaissance de chaque membre de son équipe (leurs points forts, points faibles, ce qui les motive…) Certes, il ordonne aux gens d'accomplir des tâches spécifiques mais s'il souhaite une réussite collective, il doit dépasser l'aspect technique de son métier. Cela implique non seulement de planifier et de faire exécuter des tâches, mais également de motiver et d'inspirer l'équipe en relayant et en partageant une vision commune. Par ex. : un chef de projet dans une entreprise d'énergie renouvelable doit non seulement superviser le calendrier et le budget du projet mais également inspirer l'équipe avec une vision plus large de la durabilité et de l'impact environnemental. Cela aide à rallier l’équipe autour d’un objectif plus large que les tâches immédiates.
50/50
Poursuivant son évolution de carrière, le manager de managers quitte, pour la première fois, le contact direct avec le métier. Il va manager des managers qui managent eux-mêmes des opérationnels. Son métier n'est plus technique. Il s’agit d’un mélange presque égal de management et de leadership. Mais pour être efficace, celui-ci doit être travaillé de façon plus exigeante que dans le poste précédent. Ainsi, il s'agit maintenant de gérer des relations au moins autant que de lancer et contrôler des chantiers. Or, lorsqu'il était manager, notre acteur était tellement concentré sur l’exercice d’une autorité formelle sur les personnes qui relevaient de lui – son équipe – qu’il a négligé d’investir dans la construction du vaste réseau de relations dont il va avoir besoin pour garantir que ses managers et leurs équipes disposent des ressources nécessaires pour réaliser des ambitions plus exigeantes. Pour que ses managers aient confiance dans ses compétences de leadership, il doit mettre au clair ses propres zones de faiblesse. Il cherche à mieux comprendre ses propres émotions en plus de celles de ses managers. En effet, ces derniers l'observent constamment : ses comportements comptent pour faire avancer le collectif dont il a la charge. Ils ont une importance symbolique : les équipiers ne se soucient pas vraiment des valeurs proclamées, ils se basent davantage sur les comportements du hiérarchique sensé les incarner. C'est encore plus vrai pour le/la patron(ne) de leur patron ! Ce qu'elle fait en tant que leader est plus signifiant que ce qu'elle dit. Elle ne pourra influencer les autres, non seulement ceux qui relèvent d'elle mais aussi ses pairs, son supérieur hiérarchique et les autres directeurs que par la cohérence de ses comportements et l'inspiration qu'elle suscite. Sa capacité à faire avancer les choses par l'intermédiaire d'autres acteurs (et à les développer simultanément) commence à susciter de l'attention. Ces capacités, plus ou moins affirmées, la mèneront - ou pas - à des responsabilités de dirigeante.
Le moment de vérité
Le poste de cadre supérieur repose sur le leadership bien plus que sur le management : il a une hiérarchie qui dépend de lui pour cela. Un cadre supérieur c'est par ex. un directeur régional chez un distributeur. Il est responsable de plus de 10 districts commerciaux comptant chacun, 3 ou 4 magasins. S'il ne s'immisce évidemment plus dans le management des magasins, il coache ses 10 adjoints. Il ne peut avoir, en effet, de relations réellement personnelles, qu'avec ces 10 directeurs de district. Il prend conscience de l'importance de sa parole et des messages qu'il transmet. Leur pertinence, clarté, puissance permettra à ses directeurs de relayer ses messages. C'est le moment de vérité : s'il n'a pas la dimension d'un leader, il n'aura aucun effet propagateur. Il convertit la vision de l’organisation en objectifs opérationnels servis par une stratégie réaliste et claire pour apporter de la valeur au client. Il maintient ensuite l'alignement des projets et actions avec ces objectifs opérationnels. Compte tenu de la complexité des enjeux, ce travail de traduction nécessite un mélange unique de compétences de gestion, d'empathie, de communication et de réflexion stratégique car ce poste est moins concret et plus complexe que les postes précédents. Il dirige en créant et en entretenant des réseaux, en facilitant la collaboration et en intégrant diverses perspectives sur les objectifs. Il faut donc à la fois éclairer, parfois simplifier, écouter et embarquer managers et équipes. Evident ? Pas tant que ça : on ne peut qu'être surpris du nombre d'acteurs intelligents et ambitieux qui se limitent à s'installer dans leur travail et à se familiariser uniquement avec leur organisation immédiate, leurs interlocuteurs habituels et les défis de leurs responsabilités actuelles. Jusqu'au poste de manager de managers, ces acteurs s’en sortent généralement plutôt bien. Cependant au dessus, certains ne réussissent pas à déployer cette dimension de leadership dont ils auront besoin pour propulser leur carrière. Ils ne parviennent pas à raconter l'entreprise dans son intégralité : son histoire, la taille et la nature de ses marchés, sa concurrence et ses parts de marché. Ils ne parviennent pas non plus à prendre conscience qu'ils sont maintenant un facteur dans l'équation globale de la réputation de l'entreprise. Ils ne sont pas capables d'évoquer la stratégie de l'entreprise, ses programmes de développement de produits, ses chaînes logistiques, sa politique de tarification, sa santé financière, ses projets pour l'avenir, ses défis (tant internes qu'externes), sa gouvernance, les aspects uniques de sa culture. Or, ils ont besoin de cette connaissance intime de leur entreprise pour produire une parole de leader qui sera écoutée et dans laquelle chacun pourra puiser du sens.
Boucler la boucle
C'est encore plus vrai au niveau du Comité de direction car notre nouveau dirigeant réalise qu'il doit maintenant trouver des moyens de développer ses directeurs régionaux et les aider à développer leurs subordonnés. Il connait la valeur des relations pour prendre des décisions et agir : le succès collectif de son équipe définit son succès et sa réputation. Sa performance est désormais mesurée par les rendements financiers de chacune de "ses" régions. Il consacre de plus en plus de temps à analyser les résultats financiers et à les justifier auprès du PDG et du conseil d'administration. Sa dimension de leader est clé car il a perdu sa « familiarité fonctionnelle » non seulement avec les employés mais aussi avec le travail lui-même. Il est totalement dépendant de l'organisation en dessous de lui parce qu'il sait de moins en moins comment les choses fonctionnent réellement. S'il exploite ses atouts personnels, il recherche repère et exploite surtout ceux des autres. La réalité du leadership à ce niveau tient dans un paradoxe : il parle peu et écoute beaucoup tous les acteurs internes comme externes qu'il rencontre. Il en rencontre d'ailleurs énormément dans tous les niveaux hiérarchiques. C'est ainsi qu'il est capable, en collaboration avec tous ces acteurs, de créer une vision convaincante pour l'entreprise avant d'engager des ressources internes et externes afin de lui donner vie. Ce leader boucle la boucle en … parlant de leadership à son entourage. Cette parole - par la réflexion qu'elle provoque - fait appel à toutes les forces de l'entreprise et permet d'établir des relations utiles aujourd’hui et solides pour l’avenir. À long terme, ces conversations qui connectent et s’alignent contribuent davantage à la performance de l'entreprise que n’importe quel plan qu’un cabinet de stratégie pourrait fournir. Il contribue ainsi à créer une culture de leadership dans toute l’entreprise : elle donne un cadre qui rend les leaders, à tous les niveaux, capables de développer et d'exercer le pouvoir et l’influence.
Les managers doivent transcender les frontières hiérarchiques traditionnelles et s'approprier le leadership à tous les niveaux hiérarchiques. Ainsi armés pour inspirer leurs équipes, ils stimulent l’innovation, gèrent le changement et font réussir leur entreprise dans un paysage en constante évolution. Encore faut-il que cette capacité de leadership soit accompagnée de la volonté de faire. Mettre en avant le leadership n'évite donc pas d'aborder la question du pouvoir. Le leadership, pas plus que les processus n'ont réussi à l'éradiquer. Il met toutefois en condition le manager pour s'en emparer sans état d'âme et ainsi l'exercer.
1) La formule est de James March, cité par Thierry Weil dans "Invitations à la lecture de James March", 2000
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