
Quand on parle de projet, on raisonne intuitivement sur le périmètre d'un seul projet. Les approches par programme et par portefeuille nous rappellent qu'il existe une logique au niveau de l'entreprise tout entière. Or, la bonne exécution des directives stratégiques ne dépend pas uniquement de bons outils ou de professionnels compétents. L'idée, c'est que les bons projets soient choisis puis menés correctement grâce à une approche intégrée à l’échelle du système que constitue l'entreprise. L’objectif final n’est pas de terminer les projets à temps et dans le respect du budget et du niveau de qualité prévu mais de garantir que ceux-ci fournissent une valeur tangible et contribuent à faire progresser l’entreprise dans la direction voulue.
Comment ça fonctionne ? Voyons le d'abord à travers les yeux d'un chef de projet au carrefour de la stratégie et l’exécution. Il ne doit pas seulement livrer à temps, au niveau de qualité prévu et dans le budget mais aussi garantir que son projet contribue aux objectifs stratégiques de l'entreprise. On pourrait objecter que si le projet a été lancé, c'est qu'il rentre dans les cases d'un raisonnement préalablement validé. Toutefois, sans vision globale, il souffre, dans l'ensemble du portefeuille, d'une priorisation peu claire. Le lien logique entre les décisions prises au niveau de ce portefeuille de projets et l’exécution d'un projet particulier n’est pas évident. Les priorités affichées par la direction du portefeuille (ou de l'entreprise si ce niveau n'existe pas) sont ambiguës. Elles rendent alors difficile la justification des demandes de ressources ou la négociation des modifications de périmètre. Au lieu de prendre des décisions qui soutiennent les objectifs stratégiques, le chef de projet perd un temps fou à tenter de sortir de l’incertitude. On sait que, sans cadre général, l’allocation des ressources devient politique ou basée sur l’influence personnelle plutôt que sur la valeur stratégique. Le chef de projet voit ainsi sa demande de personnel qualifié refusée, son budget réduit ou ses délais compressés sans raison claire. Dans un tel contexte, livrer un produit de qualité devient un véritable combat… où la motivation est la première victime. Ajoutons que le désalignement augmente également la quantité de « travail autour du travail ». Le chef de projet passe trop de temps à réconcilier différents formats de reporting, à chercher les dernières données sur les autres projets ou à régler des disputes causées par une communication insuffisante. Au lieu de se concentrer sur le leadership, la gestion des risques et le développement de l’équipe, il s’enlise dans des tâches bureaucratiques. Évidemment quand les projets rencontrent sans cesse des problèmes qui paraissent évitables—fichiers égarés, manque de contrôle de versions, processus incohérents—les parties prenantes perdent confiance. Le chef de projet doit alors dépenser de l’énergie "politique" à gérer les perceptions, à défendre l’équipe ou à tenter de regagner la confiance, au détriment du travail réellement nécessaire pour atteindre les objectifs.
Le désalignement ne touche pas seulement les projets individuels. Voyons le maintenant au niveau de l'entreprise entière. À l’échelle du portefeuille, les risques sont encore plus importants. Le portefeuille représente l’ensemble des investissements de l’entreprise en projets et programmes. Sans vision globale, il devient alors un agrégat d’initiatives déconnectées, plutôt qu’un moteur de croissance cohérent. Au fil du temps, si les projets sont sélectionnés ou poursuivis sans alignement stratégique clair, le portefeuille s’éloigne de la voie souhaitée. Des ressources précieuses—financières, humaines, technologiques—sont gaspillées dans des initiatives n’ayant plus de pertinence. À mesure que les stratégies évoluent en réponse aux changements du marché, le portefeuille a plus de mal à s’adapter. Conséquence : une diminution du ROI. L’un des objectifs d’un portefeuille aligné est de maximiser le retour sur investissement. Quand les projets fonctionnent en silos, se disputent les ressources ou ne tirent pas parti d’économies d’échelle, le portefeuille offre moins de valeur cumulée. Des projets à faible valeur ajoutée (mais à gros talent politique) peuvent accaparer les ressources nécessaires pour des initiatives plus stratégiques, ce qui nuit finalement aux résultats de l’organisation. Dans le même ordre d'idées, la gestion des risques reste cloisonnée au niveau des projets, plutôt que d’être intégrée à la gouvernance du portefeuille. Cela crée des angles morts où des menaces transversales—comme des vulnérabilités en cybersécurité, des changements réglementaires ou des perturbations de la chaîne d’approvisionnement— qui affectent simultanément plusieurs projets. Sans vision globale, l'entreprise n'anticipe ni n'atténue efficacement ces menaces. Les différents projets adoptent des méthodologies, critères de qualité et indicateurs de performance différents. Cette incohérence rend difficile la comparaison des résultats, compliquant encore la prise de décisions au niveau du portefeuille. Les dirigeants et les managers peinent à obtenir une image précise de la performance globale du portefeuille. À mesure que les entreprises grandissent ou que leurs stratégies deviennent plus ambitieuses, la capacité à faire évoluer les processus de gestion DE projet vers la gestion PAR projet, devient donc cruciale.
La réussite repose sur la capacité à intégrer un large éventail de ressources—personnes, processus et technologies—en un ensemble cohérent et bien coordonné. À mesure que la gestion de projet se diffuse, elle doit, en effet, s’élargir et se transformer, passant d’un ensemble d’activités disjointes à une approche holistique et unifiée. L'idée est de raisonner à partir d'un cadre unique permettant de s’assurer que les projets, programmes et portefeuilles de l'entreprise sont alignés avec ses objectifs stratégiques généraux.
Prenons un exemple concret "Avant/Après" dans une grande entreprise internationale de services informatiques cherchant à accroître son avantage concurrentiel. Avant la mise en place d’un cadre général, chaque unité commerciale lançait ses propres initiatives, utilisait des méthodologies différentes et s’appuyait sur une variété d’outils hétérogènes. Les projets manquaient de coordination, les ressources étaient réparties de manière inégale et la direction générale peinait à avoir une vision claire du portefeuille. Ainsi plusieurs équipes travaillaient sur des solutions logicielles similaires sans le savoir, conduisant à un gaspillage de temps et de ressources. Coté décideurs, ceux-ci ne parvenaient pas à distinguer quels projets soutenaient réellement la stratégie de croissance internationale, ni ceux qui répondaient aux objectifs de différenciation technologique. Les normes de gestion de projet (précisément : nomenclature de fichiers, procédures de contrôle qualité, modes de reporting) variaient d’une équipe à l’autre, provoquant une surcharge administrative et rendant difficiles les comparaisons de performances.
Après la prise en compte de cette logique intégrée, la direction a défini clairement les objectifs stratégiques pour les cinq prochaines années : intensifier la présence sur des marchés clés (Asie-Pacifique, Amérique du Sud), proposer des solutions novatrices (IA, cybersécurité) et rationaliser les coûts opérationnels. L’ensemble du portefeuille de projets a été passé au crible afin d’identifier ceux qui étaient en adéquation avec ces objectifs. Les projets jugés peu pertinents ont été stoppés ou réorientés. Un PMO (Project Management Office) incarne cette logique. Il standardise les méthodologies, établit des bonnes pratiques (processus, modèles, référentiels), définit des indicateurs de performance cohérents et fournit une visibilité centralisée sur l’ensemble du portefeuille. Il assure également une cohérence dans l’allocation des ressources, en centralisant les demandes et en affectant les experts sur les projets à plus haute valeur ajoutée. Le PMO a mis en place des normes communes :
Un système unique de gestion de projet (logiciel intégré de type PPM – Project Portfolio Management) a été déployé.
Des conventions de nommage standardisées pour les fichiers et une méthodologie claire de gestion des versions ont été imposées.
Des canaux de communication et des reportings uniformisés ont permis à tous les membres des équipes de mieux comprendre l’avancée des travaux.
Une formation a initié un changement de culture : les chefs de projet, les responsables de programmes et les équipes opérationnelles ont compris pourquoi ces changements avaient lieu, comment utiliser les nouveaux outils et comment collaborer plus efficacement en favorisant le partage d’informations, la transparence et la responsabilité commune.
La visibilité stratégique a été améliorée : la direction dispose enfin d’un tableau de bord unifié. Elle voit en temps réel quels projets soutenaient directement l’expansion internationale et l’innovation technologique. Grâce à la standardisation et au regroupement des ressources, les redondances ont été éliminées. Les processus uniformes de contrôle qualité et la clarté dans la gestion des versions de documents ont réduit les pertes de temps et les erreurs. Les projets livrent plus souvent dans les temps et selon des standards cohérents. En focalisant les ressources sur les projets les plus stratégiques et en stoppant ceux qui n’apportent pas de valeur, l’entreprise maximise son retour sur investissement.
Pourquoi cette solution intégrée et complète n'est-elle pas mise en oeuvre ? Beaucoup de dirigeants et de professionnels de la gestion de projet connaissent la gestion de portefeuille, de programme et de projet comme des disciplines distinctes. Mais la logique intégrant ces niveaux est moins répandue. Sans sensibilisation et éducation adéquates, les entreprises adoptent les bonnes pratiques de façon éparse. Or la logique intégrée impose de modifier la façon de prendre des décisions, de mesurer le travail et de définir la réussite. Les personnes et départements habitués à travailler isolées, résistent à l’introduction de structures de gouvernance ou de processus standardisés parce que, de prime abord, elles limitent leur autonomie. Mettre en œuvre l'approche intégrée n’est pas sans coût. Certaines entreprises axées sur les résultats à court terme ne perçoivent pas les avantages stratégiques à long terme de l'approche comme valant ce coût initial. Par ailleurs, le focus va plutôt sur les outils plutôt que sur la stratégie : c'est plus facile à appréhender. Certaines entreprises confondent l'approche intégrée et la mise en oeuvre d’outils projet, programme, etc. Elles investissent massivement dans des logiciels, tableaux de bord et systèmes de reporting, mais négligent la réorientation stratégique, l’adaptation culturelle et la standardisation des processus qu’exige réellement l'approche intégrée car cette logique PAR projets peut sembler complexe, surtout pour les entreprises peu habituées à une réflexion systémique sur leur environnement de projets. D'autant plus que cette réflexion doit se mener non seulement au niveau du comité de direction, mais encore au niveau du comité d'orientation du portefeuille de projet, en descendant jusqu'au chef de projet et ses choix quotidiens dans l'optimisation de son travail. Work in progress…
Photo : freepik.
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